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20 janvier 2014 1 20 /01 /janvier /2014 19:44

 

 Il avait mal aux pieds dans ses chaussures neuves. Sa mère lui avait acheté ces mocassins pour l’occasion. Serré entre ses parents sous le même parapluie, il attendait devant la salle Pleyel. Il faisait nuit, il faisait froid, il pleuvait. Il aurait donné son train électrique pour rentrer à la maison lire son illustré. Son père avait obtenu trois sièges pour voir et surtout écouter Yehudi Menuhin et Loui Kentner. Sa famille et lui n’étaient jamais allés au concert. Pour cette occasion, sa mère avait mis ses perles, son père portait son plus beau costume et lui avait mal aux pieds dans ses chaussures neuves trempées de pluie.

Dès les premières notes du Concerto pour violon de Beethoven, il avait été saisi puis envouté par la délicatesse du son, la violence et la douceur qui émanaient du violon. L’homme qui maniait l’instrument était un magicien. L’enfant était subjugué par chaque geste du violoniste, par l’élégance de l’objet. Il n’écoutait que lui, il ne voulait pas que ce charme s’arrête, jamais.

Peu après cette extraordinaire découverte, il avait demandé à son père de lui payer des cours de violon. Chaque moment de récréation était consacré au difficile apprentissage du solfège et des arpèges. Il avait mal aux doigts, le son n’était pas celui dont il se souvenait mais il ne pouvait plus se passer de son violon. Il en aimait la silhouette, la couleur ambrée, la finesse du manche, la rugosité des cordes. Chaque soir avant d’éteindre la lumière, il caressait l’épicéa vernis.

Lorsqu’il fût temps de choisir un métier, il souhaita devenir luthier. Il rêvait de fabriquer le meilleur des violons pour celui dont il écoutait chaque enregistrement, qu’il vénérait depuis cette soirée à Pleyel.

 

A 16 ans, avec la bénédiction de ses parents, il quitta Paris pour les Vosges. A Mirécourt, il commença son apprentissage chez un maître luthier archetier. Ses compagnons apprentis comme lui portaient tous un sobriquet, tradition ancestrale des artisans d’art. Celui dont il était le plus proche c’était le pirate car il était né à Saint Malo. Lui, les anciens l’avaient baptisé Tour Eiffel. Dans son tablier bleu nuit, il se sentait déjà artiste. Il aimait le parfum des différents bois. L’épicéa du Tyrol et le buis pour les tables, l’ébène pour les chevalets, le palissandre pour les chevilles, l’érable de Dalmatie pour les manches. Il apprit à coller impeccablement les deux pièces en bois blanc d’un fond. Il était doué pour le dessin, habile à créer de belles volutes, appliqué à la découpe d’une ouïe. Il aimait passer du temps avec le maitre vernisseur. Adossé au mur près du réchaud, dans une odeur de caramel, il écoutait les consignes pour réussir un bon vernis fait d’huile de lin, de goudron de Norvège, de térébenthine cuite plus de deux cents heures. Le pirate se spécialisa dans l’archeterie. A eux deux, ils caressaient l’ambition de s’associer dans un même atelier de lutherie. Parfois le samedi soir, le maître réunissait ses apprentis pour jouer les instruments terminés. Certains jouaient fort, faisaient crier le violon, ils étaient rustiques comme le sont les Irlandais. Lui, Tour Eiffel, caressait les cordes. Lui, posait ses doigts sur le manche comme s’il touchait la douce main d’une jeune fille. Manier l’instrument lui procurait un ravissement. Il aimait le violon et son chant comme on aime un enfant.

Lorsqu’ils terminèrent leur formation, le luthier et l’archetier avaient mis assez d’argent de côté pour louer un petit atelier près de la rue Legendre dans le XVIIe arrondissement de Paris. Ils installèrent deux établis. Rabots, limes, gouges, bédanes trouvèrent leur place devant le poste de travail. Les crins et les cordes ornaient les murs de ce petit atelier sombre où les deux amis restauraient, inventaient, réparaient les instruments. L’un travaillant le Pernambouc, l’ivoire et la colophane pour les crins, l’autre ôtant quelques fibres à l’âme d’un violon avec son canif pour en rectifier le son. La vitrine de l’atelier faisait leur fierté. Un râtelier au plafond permettait de pendre les instruments, quelques archets leur tenaient compagnie et, posé sur un chevalet, ils avaient installé le portrait de celui à qui le luthier avait dédié son art et sa vie depuis ce soir de 1954 où Yehudi Menuhin, virtuose américain, avait conquis son cœur et son âme d’enfant.

 

RO40161031

 

 

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