Depuis combien d’années n’avons-nous pas parlé ? Te souviens-tu de la dernière fois où nous nous sommes assis dans la cuisine avec une tasse de thé ? Te rappelles-tu quand tes enfants ont quitté la maison ? Il y a bien longtemps que notre maison est divisée en deux comme l’est la ville. Nous ne vivons pas ensemble, nous nous partageons le même toit. Parfois les soirs d’été, je regarde par la fenêtre de la cuisine, je vois le feu crépusculaire sur l’arête des collines .C’est si beau que cela me donne la force de tenir un jour de plus. Le soleil se couche sur Belfast et c’est encore une journée sans John, Sean et Paddy. Y penses-tu encore à notre fils tombé sous les balles du RUC au coin de Sandy Row ? L’as-tu au moins une fois pleuré cet enfant qui voyait en toi un héros de la résistance ? Un héros ! Tes seules batailles tu les as menées dans la chaleur collante et crasseuse de chez Murphy. Un héros qui chante fort la fière Irlande avec ses compagnons d’ivrognerie, qui bat sa femme mais qui baisse les yeux quand il croise un soldat ! Tu n’es pas digne d’être irlandais. Nous avons perdu John parce qu’il voulait que tu sois fier de lui, les deux autres sont partis parce qu’ils avaient honte de toi !
Je me souviens quand ils étaient petits, quand ils jouaient à la guerre avec des bouts de bois dans la rue comme tous les enfants de McDonnell Street. Les enfants jouaient, les femmes parlaient sur le trottoir jusqu’à l’arrivée des hommes qui rentraient du chantier naval. Les « Troubles » grondaient mais nous ressemblions tous encore à des familles. Les femmes soutenaient les épouses et les mères de prisonniers, consolaient les veuves. Les maris avaient encore du travail. Le samedi soir toute la rue se retrouvait au pub pour boire une pinte ou deux et chanter Le Chant du soldat avant de rentrer. La semaine les femmes n’y allaient pas, il fallait s’occuper des enfants et se préparer au retour d’un mari invariablement saoul et violent. L’histoire se répétait d’une maison à l’autre comme un écho. Notre silence de femmes humiliées était notre seul soutien et notre dernière trace de dignité.
La rue est toujours la même, nous avons encore tous les mêmes maisons en brique, un salon devant, une cuisine derrière, un escalier, deux chambres à l’étage, un bout de cour entre deux palissades en bois. Quelle que soit la maison dans laquelle on rentre, on se croit chez soi. Les enfants ont grandit, ils sont partis, Dieu les protège ! Restent les survivants, les mères abandonnées, les pères haineux et parmi eux les fantômes. Des hordes de fantômes auxquels on se heurte à chaque coin de rue, ceux qui sont tombés pour venger un père, un frère et qui croyaient encore à la liberté. Les combats cessent, les chefs signent des traités, toutes les milices déposent les armes mais personne ne dépose sa rancœur.
Je ne crois pas avoir jamais eu de colère contre toi, juste du mépris et de la pitié. Maintenant que nous arrivons au crépuscule de notre vie, je peux bien te dire que tu ne mérites que mon indifférence. J’ai mis au monde tes enfants, je les ai élevés comme j’ai pu, j’ai supporté ta brutalité jusque dans mon lit, j’ai lavé ta crasse et nourri ton corps. Je n’en ferai pas davantage.
Avant que la nuit envahisse totalement mon âme, tant qu’il me reste quelques rayons de lumière rousse comme celle si belle que je regarde depuis la fenêtre de la cuisine, je m’en vais. Rassure-toi, je pars les mains vides. Les seuls trésors de cette maison sont déjà partis. Je vais les rejoindre. Je sais que tu ne viendras pas me chercher à Dublin, tu as bien trop peur de tes fils. Je te laisse ta maison, tes fantômes, tes chants patriotiques, ta lâcheté et ta haine. Fais-en bon usage avant que la nuit ne s’abatte définitivement sur ce qu’il reste de toi.